6
Altruisme

 

 

— Voyez, seigneur Dohni, je m’incline jusqu’à noircir mon visage dans la terre, dit un paysan sénile à Dohni Ganderlay le matin suivant, dans le champ.

Les hommes et gnomes rassemblés autour de Dohni éclatèrent de rire.

— Dois-je dès maintenant m’acquitter de la dîme ? demanda un autre. Un peu de ceci, un peu de cela, la nourriture du cochon et le cochon, aussi ?

— Seulement l’arrière du cochon, répondit le premier. Tu peux garder l’avant.

— On te laisse la partie qui dévore les grains mais pas l’autre, bien grasse, qu’on peut manger, fit remarquer le gnome au nez pointu. Voilà bien un raisonnement de noble !

Et tous de s’esclaffer de plus belle. Dohni Ganderlay fit de son mieux pour rire, lui aussi, mais sans succès. Il comprenait évidemment leur hilarité ; ces paysans, qui n’avaient que peu de chances de s’élever de la terre qu’ils travaillaient, avaient aujourd’hui la sensation, aussi soudaine qu’inattendue, de voir le vent tourner en faveur de la famille Ganderlay, ce qui les persuadait que l’un des leurs allait escalader cette échelle inabordable.

Dohni aurait accepté ces taquineries et se serait joint de bon cœur à ces rires, ajoutant même quelques mots d’esprit de son cru, si un détail gênant ne l’avait tenaillé toute la nuit, durant laquelle il n’avait pu trouver le sommeil, et la matinée : Méralda avait répondu à cette invitation contre son gré. Si sa fille avait laissé transparaître quelques sentiments positifs à l’égard du seigneur Féringal, alors Dohni aurait été l’homme le plus heureux des terres du Nord. Il savait hélas à quoi s’en tenir et éprouvait toutes les peines du monde à mettre de côté sa culpabilité. Ainsi, ces plaisanteries le touchaient en cette matinée pluvieuse, dans ce champ boueux, et mettaient ses nerfs à rude épreuve, ce qu’étaient loin d’imaginer ses amis.

— Quand vous et votre famille allez-vous vous installer au château, seigneur Dohni ? demanda un autre, qui décrivit une étrange révérence devant lui.

D’instinct et sans même prendre conscience de son geste, Dohni repoussa cet homme et l’envoya rouler dans la terre. Le paysan se releva en riant, imité par les autres.

— Oh ! Il se comporte déjà comme un noble ! s’écria le vieillard intervenu le premier. Tous à genoux, sinon le seigneur Dohni va nous frapper !

Sur ces mots, les ouvriers s’agenouillèrent et commencèrent à se prosterner devant Dohni.

Ce dernier ravala sa rage, songeant que ces gens-là étaient ses amis et que leur unique tort était de ne pas comprendre, puis il s’éloigna, les poings serrés au point de blanchir ses articulations et la mâchoire douloureuse tant il grinçait des dents, non sans cracher un torrent de jurons étouffés.

 

* * *

 

— Que j’avais l’air stupide, dit Méralda avec sincérité à Tori, les deux filles se trouvant dans leur chambre de la petite maison en pierre.

Leur mère était sortie pour la première fois depuis plus d’une semaine et demie, impatiente de raconter aux voisins la soirée que sa fille avait passée chez le seigneur Féringal.

— Tu étais pourtant magnifique avec cette robe, dit Tori. (Méralda esquissa un sourire reconnaissant.) Il aurait pu te contempler jusqu’à la fin des temps, j’en suis sûre.

À en juger par son expression, la fillette semblait perdue dans ses rêves romantiques.

— Sa sœur, dame Priscilla, n’a pas arrêté de me traîner dans la boue, répondit Méralda.

— Ce n’est qu’une grosse vache, lâcha Tori. Ta beauté n’a fait que le lui rappeler. (Les sœurs rirent ensemble à ces mots, cependant l’aînée retrouva vite son air soucieux.) Pourquoi ne souris-tu pas ? C’est le seigneur d’Auckney ! Il t’offrira tout ce que tu voudras !

— Vraiment ? répondit Méralda, quelque peu cynique. M’offrira-t-il ma liberté ? M’offrira-t-il mon Jaka ?

— Est-ce qu’il t’a embrassée ? s’enquit Tori avec un air malicieux.

— Je n’ai pas pu l’en empêcher, mais il n’aura pas d’autre baiser, sois-en certaine. Mon cœur appartient à Jaka et non pas à un seigneur parfumé.

Sa voix s’éteignit quand le rideau s’ouvrit et que Dohni Ganderlay, furieux, entra en trombe dans la pièce.

— Laisse-nous, ordonna-t-il à Tori, avant de hausser le ton, comme sa cadette hésitait et regardait sa sœur avec inquiétude. Va-t’en, espèce de petite peste !

Tori sortit en courant de la chambre et se retourna. Un regard noir de son père la poussa alors à sortir de la maison.

Dohni Ganderlay se tourna ensuite vers Méralda, qui ne savait comment réagir, tant une telle expression était inhabituelle chez son père.

— Papa…, dit-elle avec hésitation.

— Tu l’as laissé t’embrasser ? répliqua Dohni, la voix tremblante. Et il en voulait plus encore ?

— Je n’ai pas pu l’en empêcher. Il s’est précipité sur moi.

— Mais tu aurais voulu éviter ça ?

— Évidemment !

Méralda avait à peine répondu qu’elle fut giflée par l’immense main calleuse de Dohni Ganderlay.

— Tu préfères offrir ton cœur et tes charmes féminins à ce paysan, n’est-ce pas ?

— Mais papa…

Une autre gifle éjecta du lit Méralda, qui se retrouva par terre. Le fermier laissa alors libre cours à sa frustration et se déchaîna ; il se mit à la gifler, à la frapper sur la tête et les épaules, tout en la traitant de « coureuse », de « débauchée », et en lui reprochant de ne pas penser à sa mère ni à ceux qui la nourrissaient et l’habillaient.

Elle tenta de protester, d’expliquer qu’elle aimait Jaka et non pas le seigneur Féringal, qu’elle n’avait rien fait de mal, mais son père ne l’écoutait pas. Il continua à faire pleuvoir coups et insultes jusqu’à ce qu’elle finisse allongée sur le sol, les bras sur la tête en une inutile tentative de se protéger.

Cette correction s’interrompit aussi subitement qu’elle avait commencé. Après un moment, Méralda osa lever son visage couvert de bleus et se tourna lentement vers son père. Ce dernier était assis sur le lit, la tête dans les mains, et pleurait sans se cacher. Elle ne l’avait jamais vu dans un tel état. Elle s’approcha de lui, lentement, calmement, et lui murmura que tout allait bien. Les larmes de Dohni cédèrent soudain la place à une violente colère ; il attrapa sa fille par les cheveux et la tira sèchement.

— Tu vas m’écouter, maintenant, dit-il, les dents serrées. Et tu as intérêt à tendre l’oreille. Ce n’est pas à toi de choisir. Tu donneras au seigneur Féringal tout ce qu’il veut et même plus, et avec le sourire. Ta mère est sur le point de mourir, idiote, et seul le seigneur Féringal peut la sauver. Je ne la laisserai pas mourir à cause de ton égoïsme.

Il la relâcha, après l’avoir brutalement secouée. Elle le dévisagea comme s’il lui était étranger, ce qui, plus que toute autre chose, fit souffrir Dohni Ganderlay.

— Mieux encore, reprit-il, plus calme. Je vais faire assassiner Jaka Sculi. On jettera son cadavre sur les rochers pour nourrir les mouettes et les hirondelles de mer.

— Papa…, dit la jeune femme, la voix réduite à un murmure vacillant.

— Ne t’approche plus de lui ! ordonna Dohni. Tu es destinée au seigneur Féringal, je ne veux plus entendre un mot de protestation. (Méralda ne fit plus un geste, pas même pour essuyer les larmes, qui commençaient à couler de ses yeux verts.) Va te laver. Ta mère va bientôt rentrer, elle ne doit pas te voir dans cet état. Ce mariage concrétise ses rêves et ses espoirs, ma fille. Si tu les lui enlèves, on ne tardera pas à l’enterrer.

Sur ces mots, Dohni se leva et s’approcha de Méralda, comme pour l’étreindre, cependant, quand ses mains la frôlèrent, elle se raidit d’une façon qu’il ne lui avait encore jamais connue. Il n’insista pas et sortit de la chambre, les épaules affaissées et écrasé par un sentiment d’échec.

Il la laissa seule dans la maison et prit la direction de la pente nord-ouest de la montagne, un versant rocailleux où aucun fermier ne travaillait et où il serait seul avec ses pensées. Et ses horreurs.

 

* * *

 

— Que vas-tu faire ? demanda Tori à Méralda, quand la fillette se fut précipitée dans la maison, après le départ de leur père.

Occupée à nettoyer les derniers filets de sang qui maculaient un coin de ses lèvres, son aînée ne lui répondit pas.

— Tu devrais t’enfuir avec Jaka ! s’écria soudain Tori, le visage rayonnant, comme si elle venait de trouver la solution idéale à tous les problèmes du monde. (Sa sœur ne lui offrit qu’un regard dubitatif.) Ce serait le summum de l’amour ! Fuir le seigneur Féringal… J’ai du mal à croire que papa t’ait battue à ce point.

Méralda se retourna vers le miroir et examina ses bleus, rappels si choquants du terrible éclat paternel. Contrairement à Tori, elle y croyait sans difficulté et n’en avait oublié aucun détail. Elle n’était plus une enfant, elle avait discerné la souffrance apparue sur le visage de son père alors qu’il la frappait. Il avait peur, très peur, pour sa mère et pour toute la famille.

Elle en vint peu à peu à comprendre quel était son devoir. Elle reconnaissait désormais que ses obligations vis-à-vis de sa famille étaient primordiales, ce non à cause des menaces mais parce qu’elle aimait sa mère, son père et son empoisonnante petite sœur. Ce n’est qu’en cet instant, tandis qu’elle regardait son visage meurtri dans le miroir, que Méralda Ganderlay comprit la responsabilité qui reposait désormais sur ses frêles épaules, l’occasion offerte à sa famille.

Malgré cela, quand elle songea aux lèvres du seigneur Féringal contre les siennes et à sa main sur sa poitrine, elle ne put s’empêcher de frissonner.

 

* * *

 

Dohni Ganderlay avait à peine remarqué que le soleil plongeait dans les eaux lointaines, pas plus qu’il ne semblait se soucier des insectes qui l’avaient trouvé ainsi, assis et immobile, et qui festoyaient sur ses bras et son cou découverts. Cette gêne lui importait peu. Comment avait-il pu battre sa fille adorée ? D’où cette rage était-elle survenue ? Comment pouvait-il lui en vouloir, alors qu’elle n’avait rien fait de mal, qu’elle ne lui avait pas désobéi ?

Il revivait cette affreuse scène dans son esprit, encore et encore, il voyait Méralda, sa belle, sa merveilleuse Méralda, tomber par terre et se protéger de ses coups. Au fond de lui-même, il avait compris qu’il n’était pas remonté contre elle ; sa frustration et sa fureur étaient dirigées contre le seigneur Féringal. Sa colère avait pour origine sa modeste place dans ce monde, une place qui condamnait les siens à rester paysans et qui avait provoqué la maladie de sa femme, laquelle mourrait bientôt sans l’intervention du seigneur Féringal.

Dohni Ganderlay était conscient de tout cela, mais, au fond de son cœur, il n’oubliait pas que, par pur égoïsme, il avait envoyé sa fille adorée dans les bras et le lit d’un homme qu’elle n’aimait pas. Il se faisait également l’effet d’être un lâche, en ces terribles heures, puisqu’il n’avait pas le cran de se jeter d’un pic montagneux pour s’écraser sur les rochers acérés, beaucoup plus bas.

L'Épine Dorsale du Monde
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